Dernières nouvelles de la Matière Noire
Notre conférence-SAFGA du 29 juin 2018, présentée par Benoit FAMAEY.
Propos recueillis et rassemblés par Roger HELLOT sous l’attention du conférencier.
Benoit FAMAEY à la Grande Lunette de l’Observatoire de Strasbourg.©Unistra
Benoit Famaey est devenu un habitué de la SAFGA. Astrophysicien au CNRS, en poste à l’Université de Strasbourg, en particulier à l’Observatoire Astronomique depuis 2009 au sein de l’équipe Dynamiques des galaxies, il était déjà venu en mai 2016 nous parler de la mission Gaia et la dynamique de notre Voie Lactée. Ce fût pour lui l’occasion de parler des nombreuses interrogations qui règnent autour de la vie des galaxies, comme par exemple le curieux mouvement des étoiles et de la matière interstellaire, tellement intrigant qu’il poussa les astrophysiciens à supposer l’existence d’une masse mystérieuse de «Matière Noire». Rappelons pour l’instant,très simplement, que le mouvement de rotation des étoiles autour du noyau de la galaxie n’est de loin pas conforme à ce qu’il devrait être dans le cadre de la gravitation classique même revue par la relativité générale. En effet, en s’éloignant du centre, les étoiles sont en mouvement plus rapidement que ne le prévoient les théories habituelles bien connues. Cette observation très troublante, une fois confirmée, a convaincu la communauté scientifique d’envoyer le satellite «Gaia» dans l’espace pour observer avec beaucoup plus de précision, la position et le mouvement des étoiles de notre Voie Lactée.
L’objectif était de se doter de données scientifiques plus nombreuses et plus fiables pour bien décrire les mouvements des étoiles.Comme l’ESA venait au mois d’avril de publier le Data Release 2 de son satellite Gaia avec maintenant un catalogue riche de mesures de plus de 1,6 milliards d’étoiles, il était particulièrement pertinent de venir faire le point sur les dernières nouvelles de cette mystérieuse Matière Noire. Alors c’est quoi la Matière Noire? Benoit Famaey souligna dès le début de sa conférence, non sans un certain humour qu’on ne savait toujours pas ce que c’était mais qu’on avait maintenant certaines certitudes sur ce que ce n’était pas! En effet, malgré des recherches et des observations très pointues en laboratoire, l’hypothétique «Matière Noire», est, jusqu’à des dimensions excessivement petites, inobservable et indétectable.
Un petit point sur les fondamentaux…
Il a été intéressant pour l’auditoire de se voir rappeler les quatre interactions que nous connaissons en physique. La force faible et la force forte n’agissent que sur de petites distances au niveau des particules nucléaires. L’interaction électromagnétique, responsable des phénomènes électriques et magnétiques, agit en revanche sur de plus grandes distances, c’est le royaume des ondes électromagnétiques comme la lumière, les rayons X, les rayons gamma, etc… Enfin, il y a la gravitation qui fait également sentir ses effets sur des distances encore plus longue, du fait qu’elle n’est jamais écrantée (1). La théorie de la relativité générale élaborée par Albert Einstein nous a appris que les effets de la gravitation sont en fait la conséquence d’une modification du «tissu» de l’espace-temps par les masses de matière. Prenons l’exemple de la planète Mercure. Il n’a pas échappé aux observateurs que la trajectoire de cette planète très proche du Soleil présentait une précession anormale de 43 secondes d’arc par siècle. En effet, l’orbite elliptique n’est pas parfaitement fermée et stable. Pendant que certains astronomes comme Airy mettaient en doute la gravitation newtonienne dès 1834, Le Verrier, directeur de l’Observatoire de Paris, fort d’avoir découvert Neptune par le calcul en 1846 grâce aux perturbations de la trajectoire d’Uranus, s’était mis à calculer en 1859 la présence hypothétique d’une planète nommée Vulcain qui,plus proche du Soleil,pourrait être à l’origine de cette perturbation. Mais Vulcain ne fût bien sûr jamais découverte. C’est Albert Einstein qui en 1915 expliqua qu’il fallait apporter à la force gravitationnelle de Newton une correction relativiste car Mercure se déplace dans un espace-temps modifié par la présence massive du Soleil(2). C’est donc la déformation de l’espace qui entraine le mouvement des astres dans son sillage et conditionne les trajectoires y compris de la lumière. Depuis, la théorie de la relativité générale fût souvent confirmée par des observations de très grande précision. Elle trouva rapidement son application à de grandes échelles cosmologiques car la gravitation fait sentir ses effets sur de grandes distances.
Les observations de Fritz Zwicky…
Prenons comme exemple une galaxie qui avec sa masse modifie l’espace-temps autour d’elle, le mouvement des étoiles est conditionné par la déformation de l’espace. L’étude de leur trajectoire devrait donc permettre de comprendre les effets de la gravitation et par déduction la masse totale de la galaxie. Dans ce régime, les prédictions de la relativité générale et de la gravitation Newtonienne de diffèrent pas. Benoit Famaey évoqua les principales découvertes intrigantes en cosmologie en citant surtout celle de Fritz ZWICKY, car il serait trop long de présenter toutes les autres contributions. Formé en Suisse, Fritz Zwicky migra aux Etats-Unis où il se fît connaître par ses étudiants surtout pour son mauvais caractère mais aussi pour ce qui nous intéresse le plus, ses nombreuses découvertes de supernovæ. Il les étudia avec soin entre autres pour les étoiles à neutrons résiduelles de leur explosion et les émissions de rayons cosmiques. Au Mont-Palomar il étudia également l’antimatière découverte par Paul Dirac à partir de 1929. Mais parmi les nombreuses idées parfois farfelues qu’il a produites à partir de ses observations au Mont-Wilson, il fût le premier à suggérer la présence d’une matière massive invisible entre les galaxies. En effet, son observation des vitesses de déplacement des galaxies de l’amas de Coma révèle que le rapport entre la masse déduite du mouvement et celle calculée à partir du nombre des étoiles visibles était plus de 20 fois supérieur à la valeur attendue autour de l’unité. Cette découverte lui fit supposer la présence de masse de matière invisible. Mais cette «Matière Noire» ne fût pas prise au sérieux, pas plus que Zwicky lui-même sur cette observation-là. Il fallut attendre 40 ans et d’autres preuves observationnelles pour confirmer l’existence des effets de masses de matière importantes mais invisibles baptisées, la «Matière Noire».
L’observation en lumière visible des galaxies laisse supposer que la matière est principalement concentrée dans les étoiles proches du centre galactique et qu’elle diminue exponentiellement au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre. La vitesse de déplacement des étoiles devrait donc diminuer en s’éloignant du centre de la galaxie. Or il n’en est rien! Vera Rubin, astrophysicienne américaine de l’après-guerre, spécialisée dans l’analyse des vitesses des étoiles dans les galaxies spirales, a montré dès 1970 que la vitesse des étoiles se stabilisait après une distance de 8kpc en contradiction avec les lois képlériennes. La seule explication est la présence de grandes quantités de masse. On supposa dans un premier temps la présence de matière interstellaire pas forcément visible. Les observations dans d’autres longueurs d’ondes comme les UV, les rayons X et Gamma ou encore les ondes radios ou l’infra-rouge(3), ont montré que la matière interstellaire, les gaz et les poussières étaient bien plus importants que prévu mais n’excédaient pas 10% de la masse totale des galaxies. La cartographie des sources d’émission de rayons X dans l’Univers plus lointain (programme du satellite Rosat) a mis également en évidence la présence d’immenses nuages de gaz ionisé entre les galaxies dans les amas, à un point tel que 80% de la masse ordinaire des amas de galaxies s’est révélée être sous cette forme. Néanmoins, il reste un problème, car cette masse ordinaire, même en tenant compte du gaz ionisé émettant en rayons X, ne rend compte que de 15% de la masse dynamique des amas de galaxies (3% dans les galaxies, et 12% dans le gaz intergalactique). Les 85% restant sont de nature inconnue, la Matière Noire.
Et voilà en plus, l’entrée en scène de l’Énergie Noire…
Dans un tout autre registre d’observations, nous avons vu que Fritz Zwicky s’était déjà intéressé aux supernovæ. Il s’agit d’une phase de fin de vie de certaines étoiles. En effet lorsqu’une étoile de taille normale a épuisé toutes ses réactions thermonucléaires, elle s’effondre en un concentrât de noyaux d’atomes et devient une naine blanche plutôt tranquille. Quant aux étoiles les plus massives, elles s’effondrent plutôt dans un cataclysme géant et explosent avec un déploiement d’énergie cinq milliards de fois plus lumineux que le Soleil. Mais une explosion encore plus particulière est celle provoquée par un système binaire où l’une des deux étoiles est une naine blanche. Celle-ci accrète petit à petit la matière de son étoile compagnon, devient instable et provoque une explosion, une Supernova dite de Type Ia, dont la luminosité se caractérise par une intensité toujours identique quel que soit l’endroit dans l’Univers. Ces explosions, bien que rares (1 fois par siècle dans une galaxie) sont toutes similaires et peuvent se voir loin dans l’univers y compris dans les galaxies les plus reculées. Comme l’analyse du rapport entre la luminosité visible et la luminosité intrinsèque de l’explosion permet de calculer la distance de la galaxie, la relation entre distance de luminosité et décalage vers le rouge de ces objets permet de reconstituer l’histoire de l’expansion de l’Univers sur plusieurs milliards d’années, et de voir de la sorte si l’expansion de l’Univers accélère ou décélère avec le temps.
*C’est ainsi qu’en 1998, deux équipes publient des résultats sur l’observation de ces supernovæ du type Ia. Saul Perlmutter d’un côté et Brian Schmidt et Adam Riess de l’autre aboutissent à la conclusion qu’après 8 milliards d’années de comportement normal d’expansion, l’Univers s’est mis à s’accélérer il y a 5 milliards d’années. Ceci leurs valut le prix Nobel de physique en 2011. Benoit Famaey nous expliqua que l’interprétation la plus simple de la découverte de cette accélération de l’expansion de l’Univers est qu’il existe dans l’Univers une forme d’énergie, traditionnellement appelée énergie noire (à ne pas confondre avec la matière noire) aux propriétés atypiques (pression négative, ne se diluant pas dans l’expansion) dont une interprétation pourrait trouver du sens dans la constante cosmologique, notée Λ (Lambda), déjà introduite par Einstein avec comme dimension celle d’une courbure de l’espace. On la retrouve alors dans la notion d’énergie du vide avec des effets d’attractivité négative qui s’oppose à la gravitation et au ralentissement de l’expansion. Elle serait responsable de l’accélération de la fuite des galaxies pour une fin diluée et froide de l’Univers. Cette énergie noire ou sombre ne s’avère pas négligeable et constituerait aujourd’hui 68% de l’énergie (ou masse) totale de l’univers. Notons que ce pourcentage augmente avec l’expansion, cette énergie noire ne se dilue pas, contrairement à la matière.
Le modèle ΛCDM, la création de l’Univers…
Ce fût pour Benoit Famaey le moment dans son exposé de revenir sur ce qui est aujourd’hui appelé le modèle ΛCDM, le «Lambda Cold Dark Matter», «Lambda -Matière Noire Froide» qui désigne le modèle cosmologique du Big Bang paramétré par la constante cosmologique Λ (lambda) que nous venons de voir. Il est aussi appelé modèle standard de la cosmologie, car c’est le modèle le plus simple qui rende compte des propriétés du cosmos. Les astronomes amateurs connaissent bien ce modèle cosmologique basé sur les théories de la relativité générale, de la physique quantique et de la physique des particules. Il cherche à expliquer les mécanismes de la création de notre Univers. Sans entrer dans les détails de cette création car il aurait besoin d’un long exposé spécialisé, Benoit Famaey rappela néanmoins les grandes phases de cette création. Après une phase d’inflation qui n’est autre qu’une brutale expansion accélérée et encore difficile à expliquer, la matière est créée par désintégration de l’inflaton(4), et l’Univers se présente comme une soupe cosmique formée de particules et rayonnements à très hautes températures. S’en suit une phase de création et de destructions à haute fréquence de particules par collisions dont les particules de matière sortent vainqueurs à la hauteur d’une sur un milliard. Le découplage entre la matière et le rayonnement permet à l’Univers de devenir transparent. 380 000 ans se seront écoulée depuis la fin de l’inflation. Il restera une mer de photons, de l’hydrogène et de l’hélium qui vont créer des étoiles regroupées en galaxies sous l’action de la gravitation et de la matière noire ! Au sein des étoiles se formeront les autres atomes lourds de la nature pendant que l’Univers se dilatera pendant 13,7 milliards d’années jusqu’à nos jours. Voilà le modèle!
Le fond diffus cosmologique
Ce qui intéresse le plus les astrophysiciens, c’est qu’au moment où l’Univers est devenu transparent, il était très chaud et qu’il doit rester même au bout de 13,7 milliards d’années de refroidissement, une température résiduelle. En 1965, Penzias et Wilson découvrent l’existence de ce rayonnement électromagnétique relativement homogène observé dans toutes les directions du ciel et dont le pic d’émission est situé dans le domaine des micro-ondes. Il a 2,7 degrés Kelvin et on l’appelle le fond diffus cosmologique (en anglais : Cosmic Microwave Background, CMB).
Benoit Famaey insista sur l’importance de l’étude de ce fond diffus car le projet d’observation WMAP (le satellite «Wilkinson Microwave AnisotropyProbe», 2001), puis le satellite Planck (ESA, 2012) ont permis d’obtenir la plus vieille image qu’il est possible d’obtenir de l’univers et de détecter dans ce fond diffus des fluctuations de l’ordre d’à peine 1/100000, des anisotropies minimes mais qui permettent d’obtenir des informations sur la structure, l’âge et l’évolution de l’Univers. La principale conclusion de ces observations reste la confirmation du modèle ΛCDM (Big-Bang) même s’il reste bien des zones d’ombres à éclairer.
Retour à la Matière Noire
Les études du fond diffus cosmologique ont permis d’évaluer la valeur de la constante cosmologique Λ à une valeur d’environ 10-52 m-2. Elle permet d’expliquer la géométrie plate de l’Univers au départ. En effet, la dilution de la densité de matière compensée par l’augmentation de la densité d’énergie noire au cours de l’expansion, a gardé une valeur précisément attendue dans le cadre d’une géométrie plate. La théorie associée permet également de calculer le nombre de particules de matière baryonique de tout l’Univers, c’est-à-dire le nombre d’atomes d’hélium 4 et d’hydrogène, formés lors de la nucléosynthèse primordiale. Les astronomes l’estiment à un taux d’environ 4 % de la densité critique. Il manque donc 26 % de la densité critique sous forme de matière forcément non baryonique, c’est-à-dire constituée par d’autres particules. Il s’agirait de la fameuse Matière Noire qui, non relativiste, se serait découplée à un certain moment sans plus interagir avec la matière baryonique sauf via la gravitation. Les mesures effectuées par le satellite Planck ont affiné ces résultats pour établir que l’Univers contient 68,3% d’Énergie Noire, 26,8% de Matière Noire et 4,9% de Matière Baryonique classique.
Alors c’est quoi la Matière Noire, à la fin ?
Benoit Famaey évoque les déceptions des expériences de détection directe en laboratoire comme XENON100, LUX (liquid Xenon), Cryogenic Dark Matter Search, CDMS, cherchant la détection d’une collision directe, sans jamais la trouver les candidats à la Matière Noire, il y avait par exemples les WIMP (Weakly interactive massive particles), une classe de particules lourdes interagissant faiblement avec la matière. Mais les dernières recherches malgré des mesures extrêmement précises dans l’infiniment petit n’apportent pas de résultats probants. Avec un nouveau brin d’humour, Benoit Famaey insiste que si rien n’a été trouvé jusqu’à présent, ce rien était significatif car il a été mesuré avec une très grande précision ! Il évoque enfin des observations aux échelles galactiques qui ne « collent » pas avec les attentes dans le cadre du modèle standard. Il semblerait que matière noire et matière ordinaire « conspirent » dans notre dos pour se distribuer de façon univoque dans les galaxies. Ce « dialogue » ne peut s’effectuer que via la gravitation dans le modèle standard, ce qui ne semble pas à ce jour suffisant pour expliquer la conspiration observée. Faut-il alors ajouter quelque chose dans le modèle, une nouvelle interaction ? Ou faut-il également modifier la gravitation à ces échelles ? Quelque chose de plus fondamental nous a-t-il échappé ? Notre conférencier conclut son exposé avec un résumé de quelques certitudes:
-On arrive à mesurer les vitesses des étoiles et du gaz dans les galaxies, ainsi que les inhomogénéités de l’Univers primordial.
-La gravitation selon Einstein et le concept de matière ordinaire simple ne suffisent pas pour expliquer les observations !
-Nous savons donc qu’il faut ajouter quelque chose de nouveau, et que ce nouveau doit être découplé de la matière ordinaire dans l’Univers primordial. Aussi quelques autres interrogations et suppositions ont vu le jour:
-Est-ce que la gravitation telle que décrite par Einstein est vraiment valable à toutes les échelles ?
-Faut-il la corriger ? Est-ce que ce sera suffisant pour expliquer toutes les observations énigmatiques ? Probablement pas !
-Si la Matière Noire existe, qu’est-ce que cela pourrait bien être, car le champ gravitationnel des galaxies reste étroitement lié à la distribution de matière visible.
L’audience de ce 29 juin 2018 remercia Benoit Famaey en lui faisant promettre de revenir bientôt avec de nouvelles révélations.
(1. «Ecranté» est synonyme ici de diminué ou atténué par un écran ou l’influence d’un autre phénomène physique. Bien sûr, la gravitation baisse son influence proportionnellement comme le carré de la distance mais à cause de ses propriétés intrinsèques.)
(2. L’anglais Arthur Edington démontra la justesse de cette affirmation avec la déflexion des rayons de lumière des étoiles à proximité du Soleil éclipsé par la Lune en 1919 (NDLR))
(3. Lire à ce sujet notre article sur la conférence-SAFGA sur la radioastronomie de Cyril Tasse du 16 février 2018, Alsace-Astronomie, n°1-2018)
(4. L’inflaton est le nom donné à un constituant hypothétique de l’univers primordial responsable de l’inflation cosmique. Du point de vue de la physique des particules, il se comporte comme un champ scalaire avec une densité d’énergie colossale. Au moment de l’inflation, celle-ci s’inverse, devient négative et par désintégration provoque l’apparition de particules élémentaires qui envahissent l’espace créé, c’est le Big-Bang. L’existence de l’inflaton fait l’objet de grandes discussions, mais les fluctuations quantiques au début du processus pourraient être à l’origine de la formation des galaxies.)